L’Afrique se révolte contre l’instrumentalisation toujours plus scandaleuse des mécanismes de la justice internationale par les pays occidentaux. C’est en tout cas ce qui ressortait de la tonalité générale de la conférence sur la «gouvernance mondiale judiciaire», qui s’est tenue les 3 et 4 décembre derniers à Addis-Abeba, la capitale éthiopienne, qui abrite le siège de l’Union africaine, dé sormais dirigée par Nkozasana Dlamini-Zuma – laquelle n’a jamais caché ses préventions vis-à-vis de la justice externalisée qui semble se spécialiser exclusivement sur notre continent. Pour mieux donner à ses lecteurs de comprendre en quoi la CPI, telle qu’elle agit aujourd’hui, doit être combattue, Le Nouveau Courrier publie l’intégralité de la communication prononcée par Albert Bourgi, professeur des Universités en droit public, lors de la conférence d’Addis Abeba.
Dix années après son entrée en fonction, en 2002, toute auréolée alors des qualificatifs les plus élogieux, dont celui d’être, selon les propres termes de Kofi Annan, alors Secrétaire général de l’ONU « l’organisation la plus importante depuis la création des Nations Unies en 1945 », la Cour pénale internationale (CPI) voit aujourd’hui son avenir s’assombrir, ou à tout le moins, son mode de fonctionnement fortement remis en cause à l’occasion des récentes affaires dont elle a été saisie, qu’il s’agisse du Darfour, ou du Soudan en général, de la République démocratique du Congo (RDC), de la République Centrafricaine, de la Côte d’ivoire, et dernièrement de la Libye.
L’acte d’accusation dressé contre elle se focalise principalement sur la relation fusionnelle qu’elle entretient dans ses activités prétendument juridictionnelles avec le Conseil de sécurité de l’ONU, organe politique s’il en est, ainsi que sur les méthodes expéditives, voire rocambolesques, du Bureau du Procureur, en matière d’enquêtes et de poursuites qui sont d’autant plus répréhensibles que la Cour est censée juger des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des crimes de génocide.
I – La Cour pénale internationale, un organe d’exécution des décisions du Conseil de sécurité de l’ONU
La CPI agit, en réalité, et toutes les affaires dont elle a été saisie, déjà
traitées ou en cours, en attestent, comme une instance d’exécution des
décisions du Conseil de sécurité de l’ONU. Ce constat, sans cesse
vérifié, est d’autant plus alarmant, qu’au-delà de sa mission principale dans le domaine du maintien de la paix et de la sécurité internationales, définie dans les chapitres VI, VII et VIII de la Charte des Nattons Unies, le Conseil de sécurité, un euphémisme pour désigner les cinq membres permanents et plus particulièrement les États-Unis, le Royaume Uni et la France, exerce une influence politique à nulle autre pareille sur tout le système international.
La collusion politique entre la CPI et le Conseil de sécurité est d’autant plus insidieuse que ce dernier a le pouvoir de saisir la Cour (article 13 b du Statut de Rome) en rapport avec son pouvoir d’user de la force en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression. Cette manipulation est poussée à son comble lorsqu’on sait que les États-Unis, pourtant non partie à la CPI, prennent toute leur part, sinon la plus importante, dans les votes du Conseil visant à saisir directement la Cour.
Du reste, le Conseil de sécurité, sous la pression des pays occidentaux ne s’est pas privé d’utiliser cette voie, et donc de déférer au Procureur de la Cour la situation au Darfour par la résolution 1593 du 31 mars 2005, ainsi que la situation en Libye, par la résolution 1970, du 26 décembre 2011. En réalité, dans les deux exemples précités, les résolutions en question ont anticipé ou ont complété un arsenal de résolutions du Conseil ouvrant la voie au recours à l’action coercitive, sous le prétexte d’assurer la protection des populations civiles, et à cet effet, de détruire les armes lourdes détenues par les pouvoirs en place.
Ce fut notamment le cas pour la Libye, où la résolution 1970 du 26 février 2011 estimant « que les attaques généralisées et systématiques contre la population civile peuvent constituer des crimes contre l’humanité, » a donc déféré au Procureur de la CPI, la situation en Libye, préparant ainsi le terrain à la résolution 1973 du 17 mars 2011 qui allait déclencher l’action militaire confiée principalement aux forces de l’OTAN.
Si en Libye et au Darfour (Soudan), le Conseil de sécurité a utilisé directement le droit de saisine du procureur qui lui est expressément reconnu par le Statut de Rome, dans le cas de la Côte d’Ivoire, il est parvenu, avant comme après l’arrestation de Laurent Gbagbo, par l’armée française, le 11 avril 2011, à créer toutes les conditions politiques et militaires pour amener le Procureur à ouvrir une enquête de sa propre initiative, après autorisation de la Chambre préliminaire, cela en vertu des articles 13C et 15 du Statut de la Cour. La saisine de la Cour, à l’initiative du Procureur, est intervenue, «simple coïncidence», à un moment où des rapports d’experts des Nations Unies sont venus à point nommé pour accabler Laurent Gbagbo.
L’initiative prise par le Procureur à propos de la Côte d’Ivoire s’inscrit, comme pour la Libye et le Darfour, dans le prolongement des multiples résolutions prises par le Conseil de sécurité, et tout particulièrement de la résolution 1975, du 30 mars 2011, qui pratiquement dans les mêmes termes que celle adoptée à propos de la Libye, autorisait l’usage de l’action coercitive pour détruire les armes lourdes détenues par le camp Gbagbo et assurer ainsi la protection des populations civiles. Dans les faits, l’armée française, présente massivement en Côte d’Ivoire, depuis septembre 2002, avait, bien avant l’adoption le 30 mars 2011 de la résolution 1975 du Conseil de sécurité, engagé de multiples opérations militaires pour soutenir militairement, y compris dans leur avancée sanglante dans le sud du pays, les forces fidèles à Alassane Ouattara.
Poussée à l’extrême, cette étroite complicité entre la Cour et le Conseil de sécurité, pour le moins étrange au regard de l’impartialité requise dans un domaine aussi sensible que celui de la justice internationale, se retrouve dans d’autres affaires déjà traitées ou en cours devant la CPI. Il s’agit pour le moins d’un mélange de genre dangereux, où se croisent des intérêts, politiques, économiques et militaires, s’agissant aussi bien des États directement concernés par l’action de la Cour que des acteurs régionaux, voire tout simplement des pays extérieurs à la région, motivés par des considérations politiques marquées du sceau de l’ingérence pure et simple où la volonté d’hégémonie n’est jamais très éloignée.
C’est bel et bien de ce registre du Droit au service de la politique que relève aussi l’examen des situations en Ouganda, en République démocratique du Congo et en République Centrafricaine, toujours en cours devant la CPI. Dans les trois cas ce sont les États parties au Statut de Rome qui ont saisi la Cour, et les procès sont toujours en cours pour RDC et la République Centrafricaine. Quant à l’Ouganda, cinq mandats d’arrêt ont été émis à l’encontre des principaux dirigeants de l’Armée de résistance (dont un est depuis décédé) qui n’ont pas été exécutés à ce jour.
Les insuffisances relevées dans le fonctionnement de la Cour, et plus particulièrement dans les procédures engagées, tant en ce qui concerne les enquêtes, les témoignages et les poursuites ainsi que la politisation de l’action menée globalement par la Cour, que traduisent les actes posés de manière désinvolte par le Procureur jettent un sérieux doute sur l’indépendance de la Cour et son statut de juridiction internationale. Censée, en vertu du principe de complémentarité qui la régit, suppléer les défaillances ou l’incapacité des justices nationales à traiter les crimes les plus graves, la CPI a pris, au cours des dernières années, la forme d’une justice des vainqueurs au service d’une orientation politique conforme aux souhaits de ce qu’on appelle communément la Communauté internationale.
Autant dire qu’à travers les situations déférées devant la Cour à l’initiative du Conseil de sécurité, ou à celle du Procureur, avec l’autorisation de la Chambre préliminaire, la politique n’est jamais bien loin, voire omniprésente. C’est dire que la CPI fait beaucoup moins figure de juridiction qu’elle n’est purement et simplement un organe administratif d’assistance à l’exécution des décisions du Conseil de sécurité. A l’appui d’une telle affirmation, on peut relever que la Cour pénale internationale a été créée sous la forme d’une organisation internationale gouvernementale, comportant des structures administratives, dont un organe clé, l’Assemblée des États parties au Statut de Rome qui s’est récemment réuni à La Haye.
La conséquence de ce mode de création conventionnelle de la CPI (Traité portant statut, adopté à Rome le 17 juillet 1998), c’est que le traité n’est entré en vigueur que quatre ans plus tard (le 1er juillet 2002) après le dépôt du 60ème instrument de ratification. Les États parties au Statut de Rome sont associés au fonctionnement de la Cour à travers l’Assemblée des États parties qui est l’administrateur et le corps législatif de la CPI et dont la composition égalitaire renvoie tout simplement au modèle d’une organisation internationale gouvernementale. Les pouvoirs de l’Assemblée des États parties sont étendus : outre les prérogatives classiques (adoption du budget et des textes normatifs), elle a le pouvoir de nomination (à l’issue d’une élection) des juges, du procureur et de l’adjoint au Procureur.
Mais par delà les nombreuses controverses entre les spécialistes du droit international sur le point de savoir si la CPI est une véritable juridiction, c’est de toute évidence la fonction de la CPI de dire le droit en toute impartialité qui fait de plus en plus problème. En effet, au fil des affaires, toutes africaines à ce jour, dont elle a été saisie depuis sa création, il apparait clairement que les contingences politiques liées à des objectifs poursuivis par les grandes Puissances, détentrices du véritable pouvoir de décision au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, prennent le pas sur les exigences de justice et de droit.
Peut-il en être autrement lorsqu’on sait que le Conseil de sécurité de l’ONU, occupe une place prépondérante dans le dispositif de déclenchement et de déroulement de l’action de la Cour. Le Conseil de sécurité de l’ONU, on l’a déjà dit, peut non seulement saisir la Cour, ou plus exactement le processus, mais aussi orienter, comme ce fut le cas en Côte d’Ivoire et en Libye, par son pouvoir contraignant exercé au titre du maintien de la paix, l’action de la CPI.
Dans la réalité, le personnage central de la Cour, le Procureur, prend toujours soin d’agir en étroite harmonie avec le Conseil de sécurité, que la Cour ait été saisie par lui, ou par un État partie, ou qu’il ait lui même pris la décision d’ouvrir une enquête, toujours soumise à l’approbation de la Chambre préliminaire.
II – Un mode de fonctionnement de la Cour soumis à des considérations politiques
Aux interrogations, voire aux doutes sérieux sur le fondement juridictionnel de la CPI, s’ajoutent les critiques, de plus en plus nombreuses que soulèvent les initiatives plutôt désinvoltes et cavalières du Procureur et du Bureau du Procureur en général, s’agissant notamment des enquêtes menées sur place et des témoignages recueillis par les « équipes » du Procureur. Ces derniers se contentent souvent de reprendre des faits rapportés soit par des ONG, dont la connivence avec certains pays est établie, soit par les autorités du pays accusateur. Il s’agit donc le plus souvent de témoignages systématiquement à charge. C’est dans ce contexte de forte suspicion à l’encontre des prétendues enquêtes menées par le Procureur Ocampo que s’est fait le transfèrement de Laurent Gbagbo à La Haye.
Les dérives en matière de témoignages et d’enquêtes, et la partialité qui les entourait ont été d’ailleurs dénoncées par les juges de la CPI dans l’affaire Thomas Lubanga. Tout en condamnant ce dernier, la Cour a pointé du doigt la conduite erratique des enquêtes menées sur le terrain.
C’est sans aucun doute en Côte d’Ivoire que les dérives dans les enquêtes du procureur, et de ses « équipes » ont été les plus grossières, renforçant ainsi l’accusation de partialité de la Cour. Ce parti pris ouvertement affiché par le Procureur est d’autant plus évident que le camp adverse n’a pas été poursuivi, et cela en vertu d’une approche dite séquentielle qui a consisté à mener les enquêtes sur une seule partie au conflit, en l’occurrence Laurent Gbagbo et ses partisans, en épargnant le camp de Ouattara. C’est sur cette base, plutôt contestable que l’autorisation a été donnée par la Chambre préliminaire de la Cour d’enquêter sur les crimes commis depuis le 28 novembre 2010, qu’Ocampo a émis le mandat d’arrêt contre Laurent Gbagbo. Or, malgré l’autorisation donnée ultérieurement par la même Chambre préliminaire d’enquêter sur les crimes entre le 19 septembre 2002, date du déclenchement de la sanglante rébellion conduite par Guillaume Soro et le 28 novembre 2010, début de la crise dite post électorale, aucune enquête n’a encore menée et donc aucun mandat d’arrêt n’a été émis à l’encontre des civils et des militaires qui ont porté au pouvoir Alassane Ouattara. Ces derniers ont été pourtant les auteurs de multiples crimes avérés qui ont fait des centaines de victimes. Ces faits ont été dénoncés à plusieurs reprises par les organisations de défense des droits de l’homme, voire par l’ONU.
En réalité derrière le rideau de fumée que constituent les prétendues enquêtes et témoignages du procureur Ocampo il n’y avait qu’un but recherché et proclamé haut et fort par les officiels français, tout au long des années 2010 et 2011, notamment par Nicolas Sarkozy lui-même, à savoir l’envoi coûte que coûte de Laurent Gbagbo à La Haye pour asseoir le pouvoir de « l’ami » Ouattara à Abidjan
Toutes ces dérives sapent lourdement la crédibilité de la Cour et hypothèquent sérieusement son avenir. La CPI donne de plus en plus l’impression de tourner en rond et de ne plus être en mesure de se justifier des attitudes de partialité politique, transformées artificiellement en actes d’accusation judiciaire.
Il n’est pas fait mystère du fait que la Cour fait aujourd’hui l’objet d’une véritable défiance qui se traduit déjà par une réticence de nombreux États, y compris ceux qui sont parties au Statut de Rome, à coopérer avec elle. Faut-il rappeler la décision de l’Union Africaine de ne pas reconnaitre les décisions de la CPI concernant Omar El Béchir et ses co-accusés. A tous les griefs concernant le fonctionnement de la Cour s’ajoute son coût financier jugé de plus en plus exorbitant.