Monday, May 19, 2008

L'Heure des rebelles

Per Lieve JORIS

Assani se sentait aussi nu qu’un bébé en atterrissant à Kinshasa. Pendant des années, il avait sillonné l’Est en pick-up avec huit soldats armés jusqu’aux dents ; à présent, il descendait de l’avion en compagnie de quelques gardes du corps. Le ciel au-dessus de la ville était laiteux. Il avait oublié à quel point l’air pouvait être chaud ici – la chaleur tropicale lui tomba dessus comme une couverture moite et il sentit aussitôt l’odeur âcre d’huile de palme et de pourriture. L’asphalte ployait mollement sous ses rangers.

Toutes sirènes hurlantes, le convoi avala les kilomètres du boulevard menant au centre, longeant les publicités criardes pour les téléphones portables Vodacom et Celtel qui cachaient les cités*1 surpeuplées avec leur labyrinthe de ruelles sableuses. Des minibus bondés passaient en trombe, des jambes pendaient par les portières arrière à moitié fermées et des petites têtes d’enfants essayaient de respirer par les fenêtres. Un de ces minibus s’arrêta pour laisser monter une maman avec un panier de baguettes de pain ; il y avait apparemment encore de la place pour elle.

Puis il fut soudain au Grand Hôtel, qui s’appelait à l’époque hôtel Intercontinental, et ses gardes du corps inspectèrent le couloir, dépaysés, tandis qu’il examinait sa chambre. La fenêtre donnait sur le fleuve Congo. Des jacinthes d’eau flottaient vers les rapides et au loin, dans la brume, se profilait Brazzaville. Il avait appris à nager ces derniers mois. Lui, qui avait grandi dans les hauts plateaux à l’Est du pays où les rivières étaient impétueuses et froides, et qui devenait malade lorsqu’il devait voyager en bateau, avait surmonté son aversion pour l’eau. Il ne lui arriverait plus de rôder sur la rive, à chercher une manière de traverser.

L’après-midi, il fut conduit au camp militaire Tshatshi où il rencontrerait les autres. Certains lui avaient déjà téléphoné alors qu’il était encore à Goma. Il ne savait pas comment ils avaient obtenu son numéro, mais dès sa nomination, ils se mirent à appeler. Ils se plaignaient de leur chef et disaient se réjouir de son arrivée. Leur ton soumis, obséquieux – il détestait les flatteurs, leurs mots glissaient sur lui comme l’eau sur les plumes d’un canard.
Les gardes à la barrière devant le camp Tshatshi jetèrent des regards de curiosité par la vitre de la voiture, à croire qu’il était un revenant. Une ambiance euphorique régnait au camp. Son arrivée avait été si souvent reportée – plus personne ne croyait qu’il viendrait encore. Des militaires se précipitèrent pour le rencontrer. Il en reconnut certains, il les avait laissés ici lors de sa fuite cinq ans auparavant. Ils le dévisageaient avec enthousiasme et voulaient tout savoir : comment il s’en était sorti, comment il avait survécu les premiers mois après sa fuite. Ceux-là mêmes qui, à l’époque, l’auraient lynché sans états d’âme.

Dès qu’il réussit à obtenir une voiture, il partit en ville avec ses soldats, aux aguets, comme il avait l’habitude de se déplacer – toujours paré contre une embuscade. L’autorité qu’il avait pensé trouver, il ne la voyait pas. La situation lui semblait fragile, personne ne pouvait garantir la sécurité de l’autre.
Lui et ses gardes du corps portaient des uniformes burundais et des chapeaux à large bord. Autrefois ils ne seraient pas passés inaperçus, mais à son étonnement les Kinois* ne s’intéressaient pas à eux. Ils semblaient avoir d’autres soucis. Ce n’est que lorsqu’il s’arrêta à une terrasse dans la cité que des curieux s’approchèrent. Les soldats de l’Est étaient des mibali, de vrais hommes, disaient-ils. On leur avait raconté qu’ils étaient tous morts et finalement ils étaient bien vivants ! C’était bon qu’ils soient revenus – peut-être devaient-ils reprendre le pouvoir, car ceux qu’ils avaient laissés n’en avaient pas fait grand-chose.
En rentrant, il se perdit. Il connaissait mal Kinshasa, il lui faudrait un plan, mais comment s’en procurer ? Cette demande ne serait-elle pas fort suspecte de sa part, vu son passé ?

Avec d’autres officiers supérieurs, il fut incorporé dans l’armée nationale réunifiée. Tout le monde était là et, pour la première fois, il revit Joseph Kabila. Ils s’étaient connus, jeunes militaires, du vivant du père de Joseph, et s’étaient encore téléphoné après le début de la guerre. Cependant, depuis que mzee* Kabila était mort et Joseph installé dans son fauteuil, Assani ne lui avait plus parlé. Il avait son numéro, mais avec les chefs d’Etat mieux valait garder ses distances ; on ne savait pas avec qui d’autre ils s’entretenaient.

Le président n’avait que trente-deux ans, mais ses yeux étaient cernés – il dormait sans doute mal, avec tous ces rebelles en ville. Les amis de son père lui avaient sûrement raconté qu’ils étaient venus pour l’assassiner et que mzee Kabila se retournerait dans sa tombe s’il apprenait que son fils avait fait la paix avec ses ennemis jurés. Les représentants de la communauté internationale, qui avaient entraîné le jeune président dans les pourparlers de paix, de compromis en compromis, contemplaient le spectacle d’un air satisfait du haut de la tribune. Ils lui avaient mis pas moins de quatre vice-présidents sur le dos.

Assani s’était ramassé sur sa chaise ; il était plus grand que les autres et les caméras n’auraient pas tardé à le repérer. Grâce à sa nouvelle casquette de général, trop large pour sa tête étroite, il pouvait épier, l’air de rien, ce qui se passait autour de lui. Le gouvernement de transition était un amalgame de cailloux, de carottes et de choux – comment en faire une bonne soupe ? Si les légumes étaient déjà prêts, le caillou, lui, reste toujours un caillou.
Voilà Yerodia qui, après sa nomination à la vice-présidence, s’était précipité avec une équipe télé au mausolée de mzee pour l’invoquer et pleurer un petit coup devant les caméras. Il avait le regard engourdi d’un fumeur invétéré de cigares et portait pour l’occasion une pochette de soie dans son gilet.

A côté de ce dandy des tropiques, le vice-président Ruberwa se démarquait dans son sobre costume gris. Il était un fils des hauts plateaux, tout comme Assani. Ce ne devait pas être facile pour lui d’être assis si près de Yerodia qui, au début de la guerre, avait traité son peuple de vermine à éradiquer – ne serait-ce que parce que certains, en les voyant ensemble à la télé ce soir, le qualifieraient de traître.
Pendant les longs discours pompeux, les militaires se cherchaient des yeux, chuchotaient et riaient, comme autrefois en classe. A l’issue de la réunion, ils se firent photographier ensemble. Un Mayi Mayi*, également promu général, était manifestement intimidé par toute l’agitation. D’un air de conspirateur, il prit Assani à part, lui parla dans leur “petit dialecte” et proposa que les officiers de l’Est se fassent photographier ensemble. “Pas avec les autres, chuchota-t-il, rien que nous.” Alors que là-bas, ils avaient été les pires ennemis.
C’était la fin d’une histoire et le début d’une autre. Il ne se terrerait plus dans des tranchées pendant que les Antonov crachaient des bombes et que le ciel s’illuminait comme dans un film de guerre américain. Fini de tuer, de détruire, de tirer sur tout ce qui bouge. Il ne sentait rien de particulier.

Au camp Tshatshi où il travaillerait, peu de choses avaient changé. Une vague odeur d’urine flottait dans les couloirs du bâtiment principal, des ressorts rouillés transperçaient les canapés de cuir au pied de l’escalier, les panneaux du plafond pendouillaient çà et là et, bien entendu, des carreaux étaient cassés. Même les serrures du dépôt de munitions, qu’il avait fracturées avant sa fuite cinq ans plus tôt, n’avaient pas été réparées. Comment avaient-ils imaginé de pouvoir gagner une guerre à partir d’une forteresse aussi déglinguée ?

Responsable du budget de la force terrestre – le titre était ronflant, mais le bureau où le conduisit son prédécesseur était vide. Pas de table, pas d’armoire ni de chaise et, malgré la chaleur accablante, pas même un climatiseur – rien qu’un trou dans le mur là où l’appareil avait été installé. Quand ils avaient chassé Mobutu en 1997, ils avaient découvert une administration tandis qu’ici, on ne voyait pas un seul dossier. Comment diable avaient travaillé les hommes de Kabila ? Par talkie-walkie ?

Son prédécesseur était un homme bourru, pas le genre à qui poser des questions. Il remit à Assani un portable de l’indigente firme Télécel et lui demanda de signer un reçu. C’était tout : un téléphone, sans batterie – alors qu’on n’en trouvait plus dans toute la ville.
Sur la route de l’hôtel, sa femme l’appela. Elle le faisait souvent ces derniers jours, comme pour vérifier qu’il vivait encore. Il était responsable des opérations militaires dans la ville rebelle de Goma lorsqu’ils s’étaient rencontrés. Elle pensait s’être dégoté un bon parti ; rien ne l’avait préparée à la situation à laquelle il était confronté pour le moment : à mille cinq cents kilomètres, en territoire ennemi. Elle était beaucoup plus jeune que lui, et l’anxiété dans sa voix commençait à l’agacer. “Laisse-moi donc, dit-il. Pourquoi tu m’appelles tout le temps ? Ce qui se passe ici est plus compliqué que vous ne pouvez deviner là-bas.”
Dans sa chambre d’hôtel, il alluma la télé et tomba au beau milieu de l’émission Forum des médias. Les invités injuriaient les nouveaux venus de l’Est. Ils auraient l’intention d’assassiner le président. Lui, il aurait l’intention d’assassiner le président ! Il en resta pétrifié. Ils étaient donc encore là, les gens qui voulaient sa mort – ils avaient les mains libres.

Les politiciens de l’Est qui voulaient absolument un poste dans le gouvernement – pourquoi les avait-il suivis ? Pourquoi était-il revenu dans cette ville où il avait échappé de justesse à la mort ? Que faisait-il ici, dans cette chambre, dans cet hôtel ? Il n’aimait pas les hôtels – il était allergique à la moquette et la clim lui irritait le nez. Il ne se sentait pas en sécurité dans ce milieu de gens inconnus et de bruits diffus.
Cette nuit-là, il se retrouva dans les hauts plateaux. Il descendait par un étroit sentier de montagne vers la ville dans la vallée. La grande rivière en contrebas tonnait et bouillonnait, de plus en plus fort, jusqu’à ce que les vagues rejaillissent des deux côtés du chemin. Une fine brume giclait sur sa figure, les remous l’aspiraient et lui coupaient les jambes.
Il se réveilla en sursaut, chercha à tâtons le corps chaud de sa femme, comprit où il était et lutta contre l’angoisse qui refaisait surface. La violence était cyclique – il n’avait jamais rien connu d’autre. Il y avait toujours eu la guerre.

HAUTS PLATEAUX 1967

Les gens des hauts plateaux de l’Est vivaient hors du temps, ils avaient rarement une idée de leur âge, mais sa mère se rappelait exactement quand il était né : le deuxième jour du deuxième mois de l’année 1967, de bon matin, avant que les poules ne se mettent à parler. C’était un jour béni car elle n’avait eu que quatre filles, et une femme sans fils était considérée par sa belle-famille comme n’ayant pas d’enfants. Du fait de sa naissance, il avait mis en sécurité les vaches de son mari décédé qui, autrement, auraient été partagées entre ses beaux-frères. Elle l’appela Mvuyekure, celui qui vient de loin, du nom de son grand-père qui, lui aussi, s’était fait attendre. Le petit nom qu’elle lui donna était Zikiya.

Ils habitaient Ngandja, une région vallonnée où les pâturages étaient verts et vierges. Le vieux Rumenge, qui avait jadis tué un lion avec sa lance, s’y était établi vers 1955 avec ses deux femmes et ses enfants. Il y avait trouvé une petite communauté de Bembe qui cultivaient le manioc et les haricots et chassaient le singe et le sanglier dans les forêts alentour. Quand il eut lié amitié avec leur chef, les autres étaient venus – jusqu’à une centaine.

On les appelait Banyarwanda* – les gens du Rwanda, leur pays d’origine, même si certains étaient venus du Burundi. C’était au temps d’avant les Ababirigi, le nom qu’ils donnaient aux Belges, lorsqu’il n’y avait pas encore de frontières et que leurs ancêtres migraient vers l’Ouest, en quête de meilleurs pâturages pour leurs vaches, ou à la suite de conflits avec des chefs locaux.
Zikiya devait avoir quatre ans quand des rumeurs sur les rebelles se mirent à souffler comme un vent mauvais dans les collines. Les rebelles avaient des visées sur leurs vaches, qu’ils promettaient de partager entre les pauvres cultivateurs bembe. Bientôt, le chef bembe se rangea de leur côté et les premières victimes tombèrent.

Ils rassemblèrent leurs maigres biens et prirent la fuite, hommes, femmes, enfants, vaches et moutons, escortés par des guerriers armés venus de Minembwe pour les libérer. D’une manière ou d’une autre, cette fuite et la mort de son père s’étaient enchevêtrées dans sa mémoire d’enfant ; il grandirait dans l’amère conviction que son père avait été tué par des rebelles bembe.
Selon ses oncles, il voyagea sur le dos de sa mère, mais dans son souvenir, il marchait déjà, car lors d’un arrêt il s’était éloigné du sentier. Au moment où la caravane s’apprêtait à repartir, sa mère avait constaté sa disparition. Affolée, elle s’était mise à sa recherche et l’avait retrouvé, jouant sans malice dans une bananeraie. Ce fut la première fois qu’il vit pleurer sa mère.
Ils marchèrent pendant sept jours. Tantôt dans un paysage ouvert de pâturages vallonnés, tantôt en forêt, grimpant péniblement entre des arbres aux longues barbes clairsemées de lichen et des ruisseaux impétueux aux pierres vertes et glissantes. Parfois ils étaient attaqués. A la fin de leur périple, ils avaient perdu dix des leurs, ainsi que plusieurs vaches qui s’étaient échappées lors des affrontements avec les rebelles.

A Minembwe, des camions de l’armée gouvernementale sillonnaient les collines. Le président Mobutu, qui avait pris le pouvoir six ans auparavant, en 1965, avait beaucoup de mal à s’imposer dans ce recoin à l’Est du pays. Les plateaux étaient taillés pour les rebelles : peu peuplés, pas de routes ou presque, et à proximité immédiate du Burundi, du Rwanda et de la Tanzanie.
La guerre froide battait encore son plein. Pour les partisans du chef rebelle, Laurent-Désiré Kabila, Mobutu était l’homme de paille des Américains et de l’ancien régime colonial. De Tanzanie – pays socialiste –, ils s’étaient infiltrés dans les montagnes pour combattre son régime. Ils se donnaient le nom de Simba* – les Lions. Au début, les Banyarwanda avaient tenté de s’entendre avec les Simba, mais dès que ceux-ci voulurent s’en prendre à leurs vaches majestueuses, les bouviers demandèrent protection à l’armée gouvernementale. On pouvait tuer un homme, mais pas sa vache.

A l’époque, les soldats de Mobutu étaient encore corrects. Ils se faisaient tout petits et se laissaient guider par la population. Ils armèrent les Banyarwanda pour protéger leurs troupeaux. S’ils avaient besoin d’une vache, ils l’achetaient.
Un lieutenant-colonel vint visiter leur nouveau refuge à Minembwe. La mère de Zikiya lui donna du lait. “Attention, tout à l’heure ils vont se sauver”, dit l’homme à ses soldats restés à la porte. Car c’était ce qui se passait invariablement quand des militaires venaient les voir : les gens leur offraient du lait puis s’enfuyaient.
Le colonel avait employé un mot lingala* que Zikiya prit pour “déménager”. “Pourquoi ils vont déménager ?” demanda-t-il. L’homme se mit à rire, l’attira et partagea son lait avec lui, tant et si bien que Zikiya ne voulut plus le quitter et qu’au lieu de se sauver, sa mère s’approcha pour écouter ce qu’il racontait. “Voilà un bon soldat”, dirait-elle après coup.

Par la suite, sa famille retourna à Irango, où ils avaient habité avant de partir à Ngandja. Irango se nichait derrière une crête ; les rares passants ne pouvaient soupçonner qu’il y avait de la vie là-bas. Leurs cases rondes – murs de pisé et toits de chaume autour d’une charpente de bambou – étaient délabrées après leur longue absence, mais ils en eurent vite bâti de nouvelles et s’endormirent à nouveau le soir, bercés par le souffle lourd des vaches.
Les vaches étaient sacrées pour eux. Ils buvaient leur urine comme un médicament et en rinçaient leur ngongoro, le récipient en bois au bouchon tressé dans lequel ils conservaient le lait. Une vache ne parle pas, disaient-ils, on ne peut donc pas se disputer avec elle ; elle est comme un ange, elle ne fait de mal à personne. De la viande, ils en mangeaient à peine, ils vivaient de lait, de maïs et de haricots. Ils avaient la constitution longue et tannée qu’ont les éleveurs en Afrique. Quand une vache mourait, ils la pleuraient, mais les Bembe – qui étaient petits et musclés – se réjouissaient, ils savaient qu’ils mangeraient bientôt de la viande.

Article tiré des sources internautes

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